ALAIN PROST – FACE A FACE Interview !

ALAIN PROST – FACE A FACE Interview !

— Par Eric BHAT —

 

GRAND PRIX INTERNATIONAL, 28.10.1981

 

Il est rare que des Team Managers, des pilotes et des journalistes puissent s’entendre sur quoi que ce soit en F1. Mais tous ceux qui l’ont vu courir en 1981 reconnaissent sans hésiter qu’Alain PROST mérite amplement le titre de « Meilleur espoir de l’Année » (Rookie of the Year), même si au point de vue dextérité, il n’en est qu’à sa deuxième saison complète en F1. Sa maturité et son intelligence, au service d’un talent de pilotage hors du commun, sa rapidité et sa régularité en toutes circonstances, annonçaient la naissance d’un futur Champion. Mais une interview n’ayant pas pour but de flatter un pilote, j’en ai profité pour lui poser quelques questions embarrassantes. Et comme à son habitude, Alain PROST m’a fourni des réponses passionnantes.

Au début de l’année, vous aviez dit vouloir devenir Champion du Monde. Vous n’avez pas gagné le championnat, donc ne pensez-vous pas que c’était prétentieux de penser cela?

Ca commence bien! Non j’estime ne pas avoir été prétentieux. Je pensais vraiment que ça pouvait se faire. Regardez les résultats de ma seconde partie de saison: j’aurais pu remporter le championnat. J’étais en tête à Silverstone, à Hockenheim et à l’Österreichring. Si j’avais eu plus de chance, et si j’avais remporté ces Grands-Prix, je serais devenu Champion du Monde, même si ma première partie de saison avait été désastreuse. On a joué de malchance au cours des premières courses, et quand nous avons eu la nouvelle voiture, nous l’avons rendue compétitive. Une fois que ce travail était fait, j’ai pu gagner quelques courses, mais j’ai également perdu certaines que j’aurais pu remporter. J’ai terminé la saison dans les 6 premiers, et je pense que c’est bien.

 

 

Tout au long de cette saison, vous avez répété: « Nous n’avons pas remporté celle-ci, mais nous gagnerons la prochaine ». Etes vous optimiste ou sûr de vous?

C’est que je crois en moi, ce n’est pas de l’optimisme. Cela me semble logique de dire que nous gagnerons la prochaine, lorsqu’on vient de perdre la course précédente. Evidemment, on ne devient pas Champion avec des « Si », et en comptant sur la bonne ou la mauvaise chance. Pourtant, René et moi n’avons vraiment pas été gâtés en début de saison. Nous avons souvent été victimes des accidents des autres. J’appelle ça un manque de chance. Mais quand on parle de « chance », on doit aussi saisir celle qui se présente. Par exemple, Jacques Laffite avait plutôt fait une bonne saison, mais il a bénéficié aussi du facteur chance. Il n’était que 10ème aux essais, à Montréal, mais les circonstances ont voulu qu’il remporte la course, alors que sa voiture n’était pas compétitif ce jour-là. Ca c’est être chanceux. Quant à moi je ne l’ai pas été, au cours de trois courses où j’ai rencontré des problèmes, alors que je menais la course. Si j’avais connu ces problèmes en début de saison, lorsque je n’étais pas sur le point de gagner les GP, ça aurait été bien mieux.

Alors pensez-vous que c’est plus Renault qu’Alain Prost qui a perdu le championnat? Certains affirment que votre équipe est imbattable.

Non, je pense que Renault a eu un peu de malchance, aussi, comme moi. J’ai fait une erreur en Espagne, et cela m’a coûté au moins quatre points. Sinon, je ne pense pas avoir commis beaucoup de fautes cette année. Mais l’équipe n’a pas eu assez de réussite. Ce que je vous ai dit concerne autant Renault qu’Alain Prost. Il n’y a qu’une équipe qui devient Championne à la fin de l’année. Nous n’avons pas réussi le doublé cette saison, mais le manque de chance y est pour beaucoup. Nous travaillerons pour améliorer tout ça pour l’année prochaine.

 

Vous semblez très soucieux de l’équipe dans vos propos. Vous investissez-vous dans cette équipe, au point de perdre un peu de votre individualité?

Non. Premièrement, j’ai d’excellents rapports professionnels avec les membres de l’équipe, et je leur suis reconnaissant pour tout, pour le maximum qu’ils font pour moi. Deuxièmement je ne me suis jamais senti aussi proche d’une équipe. Avec McLaren, l’an dernier, je ne parlais qu’en mon nom, parce que je me sentais mis de côté. La voiture n’était pas compétitive, et elle était dangereuse en même temps. Je pensais pouvoir faire beaucoup mieux, mais la voiture ne suivait pas. Je n’ai jamais parlé au nom de l’équipe, pour moi ça passait au second plan. Les efforts que je faisais pour eux n’étaient pas réciproques. Cette année, je fais vraiment partie de l’équipe, et je ressens vraiment qu’ils font le maximum pour moi. Lorsque je parle de moi, je parle en pensant à l’équipe. Et on ne m’y force pas: c’est naturellement et sincèrement que je le fais. Je pense à la voiture, aux mécaniciens et à toute l’équipe. Je n’aurais pas pu remporter de GP sans leur soutien, et j’espère qu’ils ressentent la même chose de moi.

 

Peut-être qu’en réalité vous devez malgré tout vous exprimer comme cela, parce que vous conduisez pour un constructeur réputé?

Non, pas vraiment. Comme je viens de vous le dire, c’est naturellement, sans me forcer. Avant que je rejoigne Renault, beaucoup de gens me disaient que ce ne serait pas facile. On me conseillait de me contrôler, et de faire attention à mes propos. Mais le problème ne s’est pas posé, et tout simplement je ne peux pas être mauvaise langue parce que je n’ai rien à leur reprocher. Si un jour c’est le cas, je ne me gênerai pas. J’ai toujours été franc. Mais tout va bien pour le moment, et je me suis vraiment intégré dans l’équipe.

 

Quand Ferrari gagne deux courses d’affilée, à Monaco et à Jarama, est-ce que vous avez un peu perdu de cette confiance en vous? N’avez-vous pas été tenté de penser que Renault n’était peut-être pas le bon choix?

Non. Je n’ai jamais ressenti cela. Je vais être honnête avec vous: Evidemment, quand Ferrari a remporté ces deux courses, j’ai commencé à me poser des questions. Mais mon constat a été différent de celui des autres. Certains disaient que Renault n’était en F1 que depuis 4 ans. Ferrari venait juste de lancer son moteur turbo, et avait déjà gagné sur deux circuits difficiles. Ils sous-entendaient donc que Renault n’était pas à la hauteur pour se procurer un bon moteur, une bonne voiture, ou les deux. Mais j’avais un point de vue différent. Je reconnaissais que Ferrari avait réussi à obtenir une voiture compétitive et fiable, en très peu de temps, mais ça ne signifiait pas forcément qu’ils feraient de l’ombre à Renault. A ce moment-là, nous faisions des essais sur une autre voiture. Très peu de temps après, nous avons prouvé que notre voiture était encore plus compétitive que la Ferrari. Vous pourrez remarquer que Villeneuve a gagné à Monaco, et que Jarama a été remporté dans des circonstances très particulières. Villeneuve a très bien conduit, mais il a eu aussi un peu de chance. Vous ne pouvez pas dire ça de mes trois victoires.

Parlons de l’hiver 1980-1981. McLaren vous a fait entrer en F1 et vous aviez un contrat avec eux pour 1981. Mais vous avez décidé de rompre ce contrat. Quelle est l’attitude à adopter dans ce cas?

Ce n’est peut être pas très convenable de dire ça, mais c’est grâce à Marlboro, et pas à McLaren, que je suis entré en F1. Je maintiens que j’ai conservé de très bons rapports avec McLaren. Ce qui, en soi-même, est une surprise, même pour moi, parce qu’à la fin de l’année dernière, je pensais vraiment qu’on ne serait plus jamais en bons termes. J’en suis à la fois heureux et surpris. Mais ceci dit, je maintiens que c’est grâce à Marlboro que j’ai conduit une McLaren pour la 1ère fois. Je suis d’ailleurs toujours sponsorisé par Marlboro, donc je ne me suis pas mal comporté en rompant ce contrat.

 

Votre première victoire en France s’est déroulée dans des conditions un peu surprenantes. La considérez-vous comme une véritable victoire?

Oui, et ce n’est pas compliqué parce qu’une victoire est toujours une victoire. Gilles a gagné à Monaco et en Espagne dans des circonstances plutôt étranges, mais je ne me permettrais pas de dire que ce ne sont pas de vraies victoires, bien au contraire. Je pense que la façon dont je me suis imposé à Dijon est identique. Je n’ai pas gagné parce que j’ai eu de la chance. J’étais second quand la course fut stoppée. Piquet n’était pas en mesure de remporter cette course, c’était évident. D’abord son pneu gauche avant était crevé, et il devait s’arrêter au stand pour le changer. Herbie Blash, le Team Manager de Brabham me l’a dit. Tout le monde chez Brabham le savait, et Gordon Murray s’en était bien rendu compte. Nelson se serait arrêté quelques tours plus tard. En plus, il rencontrait des problèmes avec son ralenti. Seuls John Watson et moi pouvions nous disputer le commandement, durant la seconde partie du Grand Prix.

 

Oui, mais vous auriez sûrement rencontré des problèmes de pression avec le turbo?

Les mécaniciens avaient ajusté la pression du turbo, parce que nous effectuons toujours nos essais avec le maximum de puissance, et on ne peut pas tenir plus de 20 tours dans ces mêmes conditions. Vous cassez des moteurs sinon. Vous pouvez être à fond pendant deux tours, mais pas pendant 20. La chose la plus importante que nous ayons faite est d’utiliser des gommes plus tendres, comme l’ont fait Watson et d’autres pilotes Michelin.

 

Les équipes anglaises disent toujours que c’est plutôt facile de gagner avec 600bhp.

Je ne sais pas exactement à combien s’élève notre puissance. Si nous avons réellement 600bhp, nous avons beaucoup plus de problèmes que les anglais dans ce cas, pour y adapter notre châssis: si vous avez les avantages d’une telle puissance, ça ne sert à rien si vous ne pouvez pas l’appliquer sur un circuit. On est peut être avantagés sur des circuits rapides. Mais c’est injuste de nous reprocher une supériorité de puissance. Quand Renault est arrivé en Formule 1 la première fois, tout le monde (et les anglais en tête) leur disait que c’était de la folie, qu’il ne fallait pas rêver. Maintenant ils prétendent que c’est facile de gagner avec un turbo, et même que ça devrait être interdit. Mais ils ne prennent pas les mêmes risques, et n’ont pas entrepris tout le travail que le développement a exigé. Ce n’est pas le souci de nos détracteurs si nous ne remportons que les circuits rapides, alors que les moteurs Ford gagnent sur des circuits plus techniques: leurs voitures sont moins lourdes donc plus maniables. Chaque type de voiture a des avantages. Va-t-on supprimer les moteurs turbo pour cette raison?

 

Vous venez juste de rater la victoire à Silverstone, à Hockenheim et à l’Österreichring. Après chaque course, vous semblez de plus en plus impatient de gagner. Ne pensez-vous pas qu’il serait temps de changer de constructeur?

Non, pas du tout. J’ai eu des problèmes très mineurs chaque fois que je menais ces Grands-Prix, que je ne pouvais pas imputer à l’équipe. Le problème de la soupape à Silverstone était un problème de fabrication. J’ai eu un problème de limiteur à Hockenheim et ma suspension avant était endommagée à Österreichring. Franchement, ce genre de problèmes ne va pas m’inciter à changer d’équipe. A aucun moment je n’ai eu envie de quitter Renault. En moi je ressentais vraiment l’envie de rester avec eux. La seule chose que je souhaiterais faire modifier cette année c’est mon statut. Je voudrais être leur premier pilote, ou au moins être à égalité avec le premier, pour me débarrasser de certaines contraintes. Sinon, c’est franchement tout. La preuve c’est que j’ai signé très tôt dans la saison mon engagement avec eux pour l’année prochaine, alors que j’aurais pu attendre une meilleure proposition.

 

Vous a-t-on fait d’autres propositions pour l’an prochain?

Oui, et de la part des meilleurs constructeurs anglais et français. Je pense que c’est plutôt clair comme réponse…

On dit que vous avez été très exigeant sur vos conditions pour rester chez Renault. Est-ce que l’argent compte beaucoup pour vous?
Je ne sais pas qui vous a dit ça, parce que je ne pense pas avoir été très pénible pendant mes négociations. Je ne pense pas d’ailleurs, que quiconque soit en mesure d’affirmer ça. Ils jugent plutôt hâtivement. J’aurais pu gagner beaucoup plus en changeant d’équipe. Mais j’ai souhaité rester où j’étais. A aucun moment je n’ai fait monter les enchères. Je n’ai pas envie de m’investir dans ce genre de tractations. J’ai 26 ans, et je pense que j’ai encore pleins de courses devant moi. Je gagnerai de l’argent plus tard.

A priori, vous vous êtes souvent mis en colère pendant les essais, parce que vous avez ressenti qu’on vous retenait un peu. C’est vrai?
Je pense pas « avoir été retenu », ce n’est pas la bonne expression. Je pense où il y a des moments où les circonstances ont joué contre moi, ce qui a permis à René de réaliser la pôle plus souvent que moi. Si je me suis énervé dans ces moments là, c’est que ça fait partie de mon caractère. J’aurais pu être plus rapide et obtenir la pôle, en Angleterre par exemple, si on m’avait réajusté mon limiteur de tour. Mais lorsque j’y repense deux heures plus tard, je me rends compte que j’ai eu tord de perdre mon sang-froid. Gérard Larrousse avait raison, et j’avais tord. Peut-être que je suis légèrement imprévisible parfois, mais j’analyse toujours mon comportement. Je sais très bien que si cela se reproduit, je réagirai de la même façon. Mais je suis comme ça.

On dit que les pilotes sont agressifs, désagréables. Est-ce que vous cachez ce trait de votre caractère?
Je ne suis pas désagréable, mais je ne suis pas facile à vivre non plus. Je suis assez amical, j’aime discuter avec les autres, et m’amuser même, surtout quand je suis détendu. Mais si j’ai un problème, je supporte mal qu’on en plaisante. Je ne vais pas frapper quelqu’un si cela se produit, comme lorsque je perdais mon calme en karting. Je me battais assez souvent à cette époque. Je me suis assagi depuis. Je peux parfaitement me maîtriser. Je ne montre pas mon agressivité, seulement sur un circuit. Je ne pense pas qu’on me prenne pour un gentil petit pilote à battre.

Cela ne vous a pas posé de problèmes de devoir vous habituer au nombre impressionnant de mécaniciens dans l’équipe Renault?
Non, je connais pratiquement tout le monde dans l’équipe, depuis l’époque où je courrais en F3. C’est précisément pour ça que je souhaitais rejoindre Renault. Evidemment c’est un formidable avantage, techniquement parlant, mais en plus de cela, c’est une équipe française. Forcément, c’est plus facile de communiquer avec des gens qui parlent votre langue. J’aime être pilote de courses autant pour le travail que pour le sport. Mais ce n’était pas facile, l’an dernier. Il fallait que je m’impose, je ne me sentais pas chez moi, et ce n’était pas facile de communiquer. Une fois que les essais étaient terminés, c’est comme si je ne faisais pas partie de l’équipe. L’ambiance est évidemment bien meilleure chez Renault où l’on peut discuter, et où il y a bien d’autres avantages.

Depuis que vous avez gagné en Hollande et en Italie, certains vous comparent à certaines grandes figures de la course automobile. Ne craignez-vous pas d’attraper la grosse tête?
Non je ne pense pas. J’avais le même genre de commentaires après mes 12 victoires en un an en Formule Renault. Après cela, et même si on parlait de moi comme d’une super star, je n’ai pas pris la grosse tête. Et j’avais juste 20 ans à cette époque. Alors ce que l’on dit sur moi ne changera rien non plus aujourd’hui.

Votre épouse, Anne-Marie, n’assiste presque jamais aux courses. Elle vient juste de donner naissance à votre premier enfant, un fils, dont vous ne parlez pas souvent. Vous semblez être totalement coupé de votre famille dès que vous arrivez sur un circuit.
En fait j’ai une double vie: ma vie professionnelle et ma vie privée. Je me rends toujours seul sur les circuits. C’est mon travail, je n’ai besoin de rien d’autre. Je ne ressens pas le besoin d’une aide extérieure, je me sens mieux lorsque je fais mon travail seul.

Est-ce que ce n’est pas égoïste?
Non, je ne pense pas. Même si au début de ma carrière, je me battais contre ça. J’ai souvent eu besoin d’aide, mais je ne voulais pas la rechercher au travers de quelqu’un d’autre. Je le ressens toujours de la même façon. J’aime être seul lorsque je travaille, parce que cela me permet de me concentrer davantage sur ce que je dois faire. Ceci dit, je n’ai pas besoin que quelqu’un s’occupe de moi, surtout pendant un Grand Prix. De plus, ma femme travaille, elle n’aime pas assister aux courses, donc c’est un bon compromis. Quant à mon fils, il sera sûrement en Formule 3 dès l’année prochaine!

Est-ce qu’Alain Prost sera Champion du Monde en 1982?

Je ne veux pas vous sembler prétentieux … alors disons que je vise une place dans les 10 premiers!

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